L'univers de Daniel Balavoine (Numéro un magazine, mars 1985)
En 7 albums, Daniel Balavoine a imposé un univers musical particulier qui fait qu'on le reconnaît dès les premières mesures de ses chansons. À la richesse de sa créativité musicale s'ajoute l'insolite des textes parfois déroutants qui traduisent le regard quasi-journalistique que le chanteur pose sur son époque et sur ses contemporains.
Le dernier album de Daniel Balavoine, Loin des yeux de l'Occident, est le plus abouti et marque certainement une évolution irréversible. Les albums précédents sont irréguliers, car la recherche musicale y est plus importante que l'élaboration des textes. Mais dans Loin des yeux de l'Occident, paroles et musiques sont enfin libérées et donnent son plein cadre à l'univers de Daniel Balavoine. Ses préoccupations s'y retrouvent condensées. On le ressent comme un journaliste témoin de son époque, qui prend proposition et se veut convaincant. Il évoque tour à tour la répression militaire (Frappe avec ta tête, Revolucion), la condition des femmes (Pour la femme veuve qui s'éveille), la drogue (Poisson dans la cage), la politique (Elu par les boeufs) et interpelle son public (Supporter). Ce sont là réunis tous les thèmes principaux évoqués dans ses productions précédentes. À l'inverse de Jean-Jacques Goldman, ou surtout de Michel Sardou, dont les chansons parlent par elles-mêmes, l'image de marque de Daniel Balavoine vient principalement de ses déclarations intempestives à la radio ou à la télévision. Tout laisse à croire que désormais c'est au travers des textes de ses chansons qu'il se définira davantage. Tout en gardant une part de mystère, car il se livre peu, ne parlant de lui-même que très rarement. Tout au plus devine-t-on que ce sont les expériences dures et malheureuse de la vie qui ont jusqu'à présent, façonné l'artiste :
« à coup de poing dans l'âme
j'ai trouvé la femme qu'il faut
pour mourir célèbre il ne faut rien emporter
que ce que les autres n'ont pas voulu garder »
(Je ne suis pas un héros).
Le journaliste.
Un chanteur des années 80, c'est aussi un témoin de son temps, et Daniel Balavoine aborde régulièrement des thèmes d'actualité dans ses chansons. Il est en quelque sorte un journaliste qui cherche les mots justes qui seraient autant d'images fortes. Tout journalisme est subjectif, mais qu'on soit de n'importe quel bord politique on ne peut qu'être d'accord avec lui quand il dénonce les oppressions qui l'ont bouleversé. Daniel Balavoine témoigne ainsi du martyr d'un écrivain emprisonné en Argentine dans Frappe avec ta tête.
Toujours dans le même pays, il est ému par les folles de mai, les mères des disparus argentins : « et quand les canons résonnent
les femmes aux regards bouleversants
défilent inlassablement
chaque jeudi que Dieu donne
soutenues par la madone
loin des yeux de l'Occident
près des canons qui résonnent
les femmes aux regards bouleversants
défilent inlassablement » (Revolucion).
Mais Daniel Balavoine dénonce surtout la guerre et l'imbécillité de la folie meurtrière de quelques-uns. Il est un antimilitariste forcené, et dans C'est un voyou et il confie qu'il n'a pas voulu faire son service militaire : « j'voulais pas obéir à tous ces gens-là ».
Il ne supporte pas « le pouvoir d'un seul homme d'en tuer des milliers » (Viens danser), et il est très convaincant quand il dénonce l'absurdité de la guerre :
« que reste-t-il des idéaux sous la mitraille
quand leurs prêcheurs sont à l'abri de la bataille
la vie des morts n'est plus sauvée par des médailles » (la vie ne m'apprend rien).
Daniel Balavoine journaliste évoque également dans son dernier album un phénomène de société contemporain : la drogue. Sans juger ni condamner, il témoigne des amères illusions qu'entretiennent les paradis artificiels, car une dose de trop mène à la mort :
« et souvent la mer
laisse un goût si amer
quand un ami comme un frère
tombe de trop haut
on pouvait plus rien faire
c'est écrit sur son tombeau
parti en faisant
un voyage de trop
c'est la dose qui l'a mis K.-O. (poisson dans la cage).
Son message.
Il y a un malentendu avec Daniel Balavoine.
On s'imagine que c'est un donneur de leçons, mais en fait ses chansons ne délivrent pas de message du genre « c'est en faisant comme ça qu'on s'en sortira ». Il reste beaucoup plus en retrait que lors de ses prestations télévisées extra-musicales, se contentant de dénoncer ce qui l'insupporte. Ses chansons illustrent surtout une profonde désillusion :
« souviens-toi
que l'homme qui travaille
ne sera pas de taille
en face d'un pouvoir
qui a tout prévu pour la bataille » (soulève-moi).
Son attitude peut être considérée réaliste ou alors carrément pessimiste, selon le degré d'optimisme de chacun.
Daniel Balavoine avoue son impuissance face aux lois, aux Évangiles, au Système. « Leurs Évangiles ont fait de moi un non-croyant », confesse-t-il dans La vie ne m'apprend rien. Mais cela ne l'empêche nullement de témoigner, haut et fort, de son désespoir :
« donnons-nous la main
la vie n'attend rien
que la mort au bout du chemin
je veux le droit au désespoir » (face amour, face amère).
Dans Viens danser, Daniel Balavoine n'a pas non plus d'illusions sur la possibilité d'échapper aux folies guerrières des militaires, car même si on essaie de s'allonger, de se planquer pour éviter les balles, on se fera de toute façon tirer dans le dos en s'enfuyant. Mais ce n'est pas une raison pour baisser les bras, le seul conseil de Daniel Balavoine, c'est de garder toute sa lucidité. C'est pour lui une qualité essentielle. La lucidité, c'est l'intelligence, et c'est bien sûr en raisonnant qu'on trouvera peut-être le moyen d'échapper à la fatalité :
« faire la part des choses
se dire que l'on ose
tout remettre en cause
et partir » (Au revoir).
L'amour.
L'amour, pour donner la Balavoine, peut se résumer par le titre explicite d'une de ses chansons : Dieu que l'amour est triste. C'est tout à fait sa conception de ce noble sentiment, qui ne lui inspire généralement que des pleurs. « Dans le malheur, même les hommes pleurent », et il ajoute « l'amour gardé secret ne sert à rien
s'offrir est un bien
le silence est ton propre venin » (l'amour gardé secret).
Il ne faut donc pas hésiter à se déclarer, si on est amoureux, conseille-t-il, même si l'on sait d'avance que l'envers de l'amour, c'est l'amertume (face amour, face amère). L'amour, ce peut être également le sentiment fort qu'on n'éprouve pour son enfant (mon fils ma bataille), ou même l'inceste comme pour la fillette de lecteurs, pour qui « son amant, c'est aussi son frère ». Cela peut même carrément englober toute la famille :
« père et mère soeurs et frères
je vous aime puissamment
n'adressez aucune prière
où que j'aille je vous attends
la poussière vie hors du temps » (Partir avant les miens).
La, femme qu'il aime est un soutien, il reste très pudique en ce qui concerne le sexe :
« Oh soutiens-moi
porte-moi à bout de bras
faire l'amour ça sert à ça » (Soulève-moi).
Il avoue également avec humour, dans Si je suis fou : « en amour, je suis pas une affaire, ou alors faut se coucher tôt ».
mais, vraiment, l'amour a dû apporter bien des désillusions à Daniel Balavoine et il s'invente une dignité perdue pour réagir à la douleur de l'absence (Lucie). Cette douleur est insupportable, elle dépasse tout le reste : « quand dans un amour
tout s'effondre
toute la misère du monde
n'est rien à côté d'un adieu » (Vivre ou survivre).
Les femmes.
Daniel Balavoine parle très peu des hommes dans ses chansons. En revanche il s'intéresse vivement aux femmes. Il ne parle pas de LA femme, mais des femmes. Elles sont multiples et différentes. Il y a les adolescentes, celles qui font rêver, mais dont il ne faut surtout pas toucher le corps :
« Y en a des divines
mais celle qui est là pour moi
c'est vraiment la plus divine.
elle a toujours des pensées
si fines
que j'ai peur de l'étouffer dans mes bras
elle est si câline
qu'il faut respecter son corps
très fort
elle est si divine
qu'on peut tout imaginer
mais il ne faut pas toucher
ses petits lolos
jolis lolos » (les petits lolos).
Les adolescentes « qu'on peut trouver à cinq heures devant les écoles » sont des Lolitas qui le font fantasmer. Un tout autre genre de femme est évoqué dans Soulève-moi, la prostituée :
« je sais parfois que l'amour se monnaye
je ne peux pas te donner plus que matériel
comprends-bien » (Soulève-moi).
Autrement, au Daniel Balavoine les femmes sont fortes. Ce sont elles qui le soutiennent, le consolent, le protègent et l'encouragent comme dans Me laisse pas m'en aller. Les femmes travaillent, nourrissent et restent debout, vaillantes. Partout dans le monde leur condition est la même, partout elles restent dignes et admirables :
« et dans le monde c'est partout pareil
pour la femme veuve qui s'éveille
l'ennemi t'assaille
autour de toi resserre ses mailles
femme de Shanghai
ou de Koustanaï
du peuple Massaïs
veuve d'un monde qui défaille
rien ne peut égaler ta taille »
(Pour la femme veuve qui s'éveille).
Face aux femmes, il ne veut pas être un super-mec, un macho frimeur, et de celle qui lui conseille dans Allez hop ! de montrer qu'il est « un mec, super athlète, super sex », il dit tout simplement : « elle me fatigue y a des fois ».
Le chanteur et son public.
Le premier tube et le premier disque d'or de Daniel Balavoine s'appelle le chanteur. C'est la célèbre histoire d'Henri, qui veut devenir chanteur pour « être beau et gagner de l'argent », qui veut ainsi épater les anciennes copines de l'école. La chanson reprend, pour les tourner en dérision, tous les clichés véhiculés dans l'imaginaire populaire, tellement éloignés du de la véritable condition du chanteur. Daniel Balavoine a bien compris que tout le monde rêve un jour ou l'autre de faire son métier, et il nous met en garde : il ne faut pas croire ce que disent les journaux, car les chanteurs ne sont pas des héros.
Dans Supporter, qui n'est pas seulement un hymne à la gloire des footballeurs stéphanois, il donne une leçon aux fans : « souviens-toi quoi qu'ils disent
ne les écoute pas
c'est quand je joue mal
que j'ai le plus besoin de toi
quand je touche plus une bille
ne fais pas comme cette fille
qui s’fait la malle en disant
chéri je n'aimais que toi » (Supporter).
Avec originalité, Daniel Balavoine prend le contre-pied de ses collègues chanteurs pour qui leur relation avec le public est une histoire d'amour. Contrairement à eux, il définit sa condition de star en opposition à son public.
Quand il en parle, c'est pour évoquer les moments de doute et d'insuccès et pour dénoncer la versatilité des femmes, prêts à détester celui qu'ils adoraient la veille. Il imagine leurs réactions et leurs commentaires :
« les nouvelles de l'école
dirons que j’ suis pédé
que mes yeux puent l'alcool
que j’ ferais bien d'arrêter
brûleront mon auréole
saliront mon passé » (le chanteur).
Et pour ceux qui s'imaginent que la gloire l'a changé
et qu'il a perdu sa liberté d'esprit, il fait une mise au point : « à ceux qui croient que mon argent endort
ma tête
jeudi qu'il ne suffit pas d'être pauvre pour
être honnête
ils croient peut-être que la liberté s'achète » (la vie ne m'apprend rien).
Alain Dubar.